Symbolisme archétypal dans la biographie du Bouddha

Si l’on regarde sous la surface rationnelle et conceptuelle de l’esprit humain, on trouve de vastes profondeurs insondées qui forment ce que l’on appelle l’inconscient. La psyché, dans sa totalité, est faite tant du conscient que de l’inconscient. La partie inconsciente, non rationnelle, de l’homme représente de loin la majeure partie de sa nature totale, et son importance est beaucoup plus grande que ce que nous voulons généralement bien reconnaître. La conscience n’est guère qu’une légère écume jouant et brillant à la surface, tandis que l’inconscient est comme les vastes profondeurs de l’océan, sombres et insondées, loin en dessous. Afin de faire appel à l’homme tout entier, il ne suffit pas de faire appel à la seule intelligence rationnelle et consciente, qui flotte à la surface. Nous devons faire appel à quelque chose de plus, et ceci veut dire que nous devons parler un langage entièrement différent du langage des concepts, de la pensée abstraite : nous devons parler le langage des images, de la forme concrète. Si nous voulons atteindre cette partie non rationnelle de la psyché humaine, nous devons utiliser le langage de la poésie, du mythe, de la légende.

Cet autre langage, non moins important, est un langage que beaucoup de gens ont oublié de nos jours, ou dont ils ne connaissent que quelques formes défigurées et brisées. Mais le bouddhisme parle vraiment ce langage : il le parle de façon non moins puissante qu’il parle le langage des concepts, et c’est à travers ce langage que nous allons aborder notre sujet, passant de l’abord conceptuel à l’abord non conceptuel, de l’esprit conscient à l’inconscient. Nous allons ici commencer à entrer dans ce langage, y rencontrant une partie de ce que j’ai appelé « le symbolisme archétypal dans la biographie du Bouddha ». Pour permettre cette rencontre, nous devons être réceptifs, nous ouvrir à ces symboles archétypaux, les écouter et les laisser nous parler de leur propre manière, à nos profondeurs inconscientes en particulier ; de cette façon nous ne les réalisons pas seulement mentalement, mais nous en faisons l’expérience, nous les assimilons, leur laissant même la possibilité de transformer, finalement, la totalité de notre vie.

Le langage du bouddhisme.

Certaines personnes ont l’impression que le bouddhisme ne parle que le langage des concepts, de la raison, que ce n’est qu’un système strictement rationnel, voire une sorte de rationalisme. Quand elles entendent le mot bouddhisme, elles attendent quelque chose de vraiment très sec et abstrait : c’est presque comme si elles entendaient un squelette grincer ! Un tel malentendu est d’une certaine façon très naturel en Occident. Après tout, quatre-vingt-dix pour cent, si ce n’est quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre connaissance provient de livres, de magazines, de conférences, etc., ce qui fait que, bien que nous ne soyons pas toujours conscient de cela, nous abordons les choses, et donc le bouddhisme, en termes de compréhension mentale. Il touche notre intelligence rationnelle, notre capacité à formuler les concepts. De cette manière, notre impression du bouddhisme ne porte que sur un seul aspect de celui-ci. Mais en allant en Orient, nous voyons une image très différente. En fait, nous pourrions même dire que, dans les pays bouddhistes orientaux, les gens tendent vers l’autre extrême. Ils tendent à être émus et influencés par les divinités, les images autour d’eux, sans pouvoir facilement donner une formulation mentale de ce en quoi ils croient vraiment. Quand je suis allé vivre à Kalimpong, dans l’Himalaya, j’ai été surpris, au début, de voir que nombre de mes amis du Tibet, du Sikkim et du Bhoutan, qui étaient d’ardents bouddhistes pratiquants, n’avaient jamais entendu parler du Bouddha ! Ou bien, si son nom était mentionné, ils pensaient que c’était un personnage historique très irréel et distant. Des formes archétypales comme Padmasambhava, ou les « cinq Jinas », ou Maitreya, leur étaient réelles, mais ce n’était pas le cas des faits et des personnages historiques.

En ce qui concerne le bouddhisme en Occident, une bien plus grande attention a été donnée à l’approche conceptuelle, analytique et intellectuelle. Nous devons maintenant accorder beaucoup plus de temps et une attention beaucoup plus sérieuse à l’autre façon de l’aborder, afin de commencer à essayer de combiner ces deux approches, d’unifier le conceptuel et le non-conceptuel. En d’autres termes, nous avons besoin d’une vie spirituelle équilibrée dans laquelle l’esprit conscient et l’esprit inconscient jouent tous deux leur rôle.

Maintenant, définissons nos termes principaux. Qu’entend-on par symbolisme archétypal ? Qu’est-ce qu’un archétype ? De façon générale, en suivant le dictionnaire, on peut dire qu’un archétype est un schéma ou un modèle originel d’une œuvre, ou le modèle à partir duquel une chose est faite ou créée. Dans la psychologie de Jung (c’est Jung qui a rendu ce terme familier, dans le contexte psychologique moderne) le terme est utilisé dans un sens beaucoup plus spécialisé. Je dois dire que je trouve assez difficile d’élucider le sens précis dans lequel Jung utilise ce mot. Il l’utilise de façon très fluide et changeante. La signification n’est pas toujours conceptuellement claire et il a tendance à se reposer sur des exemples, qu’il cite à profusion. En faisant cela, sans aucun doute procède-t-il délibérément. Peut-être vaut-il mieux faire comme lui et éclaircir la signification de ce terme à l’aide d’exemples.

Et qu’entendons-nous par symbolisme ? Un symbole est généralement défini comme un signe visible de quelque chose d’invisible. Mais d’un point de vue philosophique et religieux c’est plus que cela : c’est quelque chose qui existe à un niveau bas et qui a une correspondance avec quelque chose qui existe à un niveau plus élevé. Pour citer un exemple commun, dans les diverses traditions théistes le soleil est un symbole de Dieu, car le soleil assure dans l’univers physique la même fonction que Dieu, selon ces systèmes, assure dans l’univers spirituel : le soleil apporte la lumière et la chaleur, tout comme Dieu apporte la lumière de la connaissance et la chaleur de l’amour dans l’univers spirituel. On peut dire que le soleil est le dieu du monde matériel, et que, de la même façon, Dieu est le soleil du monde spirituel. C’est le même principe qui se manifeste à différents niveaux, de différentes manières. C’est, bien sûr, la vieille idée hermétique : « En bas tout comme en haut ».

Deux sortes de vérité.

Passons maintenant à la biographie du Bouddha. Divers ´rudits occidentaux ont essayé d’écrire des biographies complètes et détaillées du Bouddha. Il y a beaucoup de matériau traditionnel disponible. Nombre de biographies furent écrites dans l’Inde ancienne, telle la Mahavastu (le Grand Récit). C’est essentiellement une biographie du Bouddha, quoiqu’elle contienne beaucoup d’autres choses, en particulier des Jatakas et des Avadanas. C’est une œuvre volumineuse (environ 1500 pages au total, en trois tomes dans la traduction anglaise) mais qui contient des choses très anciennes, et des informations très importantes. Puis il y a le Lalitavistara et l’Abhiniskramana sûtra, qui sont tous deux des sûtras du Mahayana. Le Lalitavistara est une œuvre très poétique, appelant fortement à la dévotion et de grande valeur littéraire. C’est en fait sur elle qu’est essentiellement basé le célèbre poème de Sir Edwin Arnold, La lumière de l’Asie.

Ces œuvres sont en sanskrit, mais en pâli il y a aussi le Nidana, l’introduction de Bouddhaghosha à son propre commentaire des histoires des Jatakas. Il y a aussi le Buddhacarita (ou Actes du Bouddha) d’Ashvaghosha, un beau poème épique en sanskrit classique.

Des érudits occidentaux ont exploré en détail cet abondant matériau, mais, ayant étudié les divers épisodes et événements, ils les séparent en deux grands « ensembles ». Ils rangent d’un côté tout ce qu’ils considèrent comme étant des faits historiques : le fait que le Bouddha soit né dans une certaine famille, qu’il parle une certaine langue, qu’il ait quitté sa maison à un certain âge, etc. Ils rangent de l’autre côté tout ce qu’ils considèrent comme étant des mythes et des légendes. Jusque là tout va bien, mais la plupart d’entre eux vont plus loin et commencent à se complaire dans des jugements de valeur, disant que seuls les faits historiques, ou ce qu’ils considèrent comme les faits historiques, sont valables et pertinents. Ils considèrent le plus souvent les mythes et les légendes, toute la poésie du récit, comme une simple fiction, qu’il faut donc rejeter car étant complètement sans valeur.

Ceci est vraiment une très grande erreur, car on peut dire qu’il y a deux sortes de vérité : il y a ce que l’on appelle la vérité scientifique, la vérité des concepts, du raisonnement ; et, en plus de cela – certains diraient même au-dessus de cela – il y a ce que l’on peut appeler la vérité poétique, ou la vérité de l’imagination, de l’intuition. Les deux sont au moins aussi importantes l’une que l’autre. La seconde sorte de vérité est révélée, ou se manifeste dans ce que l’on appelle les mythes et les légendes, ainsi que dans les œuvres d’art, les rituels symboliques, et aussi de façon très importante dans les rêves. Et ce que nous appelons le symbolisme archétypal de la biographie du Bouddha appartient à cette seconde catégorie : ce n’est pas là pour exprimer une vérité historique, une information factuelle, mais pour exprimer une vérité poétique, voire spirituelle. Nous pouvons dire que cette biographie (ou biographie partielle) du Bouddha, en terme de symbolisme archétypal, ne porte pas sur les événements extérieurs de sa vie, mais est là pour nous suggérer quelque chose de son expérience spirituelle intérieure et, donc, pour jeter une lumière sur notre vie spirituelle à tous.

Ce symbolisme archétypal est souvent trouvé dans les biographies bouddhiques, par exemple dans les vies de Nagarjuna, de Padmasambhava, de Milarépa. Dans toutes ces soi-disant biographies il y a de nombreux événements qui ne sont pas basés, ni supposés être basés, sur des faits historiques, mais qui ont une signification symbolique archétypale pointant vers l’expérience intérieure et la réalisation intérieure. Parfois, il est difficile de distinguer entre les deux catégories, de décider si une chose appartient à l’ordre historique ou à l’ordre symbolique. Très souvent, la tradition bouddhique elle-même ne fait pas très bien la distinction entre les deux. Elle semble généralement présenter les mythes et légendes tout aussi littéralement que les faits historiques, comme si aux temps anciens l’homme n’avait presque pas eu la capacité, ni peut-être même la volonté, de faire une telle distinction. Tout était vrai, tout était factuel, dans son propre genre, dans son propre ordre. Il n’y a pas de mal à ce que nous essayions de décider ce qui constitue le contenu factuel et historique de la biographie du Bouddha, et ce qui en constitue le contenu archétypal et symbolique, mais nous devons faire attention à ne pas sous-évaluer les éléments mythiques et légendaires.

Symbolisme bouddhique.

Je propose maintenant de donner quelques exemples de symbolisme archétypal provenant de la biographie du Bouddha, tirés de certains des textes que j’ai mentionnés. Cela ne sera pas par ordre chronologique, puisqu’à l’exception d’une séquence particulière, cela ne semble pas avoir d’importance particulière. Je vais commencer par un exemple assez simple, connu dans la tradition bouddhique sous le nom de Double miracle, ou yamaka-prtiharya (en pâli : yamaka-paihriya) et qui, selon les écritures, fut accompli par le Bouddha en un lieu appelé Srvasti, puis plus tard reproduit en un certain nombre d’autres occasions. La Mahavastu décrit le Bouddha l’accomplissant à Kapilavastu. Le texte dit :

« Alors, l’Exalté, se tenant en l’air à la hauteur d’un palmier, fit des miracles divers et variés de double apparition. La partie inférieure de son corps était en flammes, tandis que de la partie supérieure s’écoulaient cinq cents jets d’eau froide. Alors que la partie supérieure de son corps était en flammes, cinq cents jets d’eau froide s’écoulaient de la partie inférieure. Puis, par sa puissance magique, l’Exalté se transforma en un taureau à la bosse palpitante. Le taureau disparut à l’est et apparut à l’ouest. Il disparut au nord et apparut au sud. Il disparut au sud et apparut au nord. Et c’est ainsi que le grand miracle doit être décrit en détail. Plusieurs milliers de kotis d’êtres, voyant ce grand miracle de magie, devinrent joyeux, heureux et contents, et clamèrent des milliers de bravos à la vue de cette merveille. »

Je ne vais rien dire ici de la transformation du Bouddha en taureau : le taureau est un symbole universel dans la mythologie et le folklore, et il mérite une étude en soi. Je vais me concentrer ici sur le Double miracle lui-même. Tout d’abord, le Bouddha est debout en l’air (dans certaines versions il est représenté montant et descendant en l’air, comme s’il se promenait). Ceci signifie un changement de niveau, et est très significatif. Cela représente le fait que ce qui est décrit ci-dessus ne se passe pas au niveau terrestre, ou au niveau historique. Le Double miracle n’est pas un miracle dans le sens usuel, ni quelque chose de magique ou de supra-normal se déroulant ici, sur cette Terre, mais quelque chose de spirituel, quelque chose de symbolique, se déroulant à un niveau d’existence métaphysique plus élevé. La présence, dans toute scène de l’art bouddhique, d’une fleur de lotus, par exemple, a la même signification. Si un Bouddha, ou un autre personnage, est dessiné assis sur une fleur de lotus, cela veut dire que la scène se passe à un niveau trans-humain, transcendant, où le lotus symbolise la coupure du contact avec le monde. En fait, dans les sculptures représentant le Double miracle, puisqu’il n’est pas possible de représenter le Bouddha en l’air, ce qui l’emporterait hors de la sculpture, il est représenté assis sur une fleur de lotus.

Étant debout, en l’air, dans cette dimension métaphysique, si l’on peut dire, le Bouddha émet en même temps du feu et de l’eau : du feu de la partie supérieure de son corps, de l’eau de la partie inférieure, et puis vice versa. Si l’on voulait prendre cela littéralement, historiquement, ce ne serait au mieux qu’un tour de prestidigitation, rien de plus. Mais le Bouddha ne se complaisait certainement pas dans des tours de prestidigitation. Au niveau d’existence élevé où il se tient, l’eau et le feu sont des symboles universels. On les trouve dans le monde entier, dans toutes les races, dans toutes les cultures, dans toutes les religions. Le feu représente toujours « l’esprit » ou « le spirituel », et l’eau représente toujours la matière, ce qui est matériel. Le feu représente le principe céleste, positif, masculin ; l’eau représente le principe terrestre, négatif, féminin. Le feu représente l’intellect, l’eau les émotions. Le feu représente encore la conscience, l’eau l’inconscient. En d’autres termes, le feu et l’eau représentent à eux deux tous les opposés cosmiques. Ils représentent ce que dans la tradition chinoise on appelle le yin et le yang.

Le fait que le Bouddha émette en même temps du feu et de l’eau représente la conjugaison de ces grandes paires d’opposés. Cette conjonction, à tous les niveaux, et en particulier au niveau le plus élevé, est synonyme de ce que nous appelons l’Éveil, de ce que les Tantras appellent le yuganaddha, le deux-dans-l’un. Ce deux-dans-l’un, cette union, ou harmonie, ou intégration des opposés représentée ici a un parallèle intéressant dans la tradition alchimique occidentale que Jung, par exemple, a exploré, et où l’union du feu et de l’eau est considérée comme étant tout le secret de l’alchimie – non pas, bien sûr, dans le sens de la production d’or, mais dans le sens de la transmutation spirituelle. Dans l’alchimie, cette union du feu et de l’eau est parfois appelée le mariage du Roi Rouge et de la Reine Blanche. Ici, cet épisode du Double miracle nous dit que l’Éveil n’est pas une chose unilatérale, n’est pas une expérience partielle, mais que c’est l’union, la conjonction d’opposés, du feu et de l’eau, au niveau le plus élevé qui soit.

Tournons-nous maintenant vers un autre épisode. Selon la tradition théravada, le Bouddha enseigna ce qui allait être connu sous le nom d’Abhidharma à sa mère décédée, dans le Paradis des Trente-trois Dieux (un monde céleste plus élevé où elle renaquit après être morte sept jours après l’avoir mis au monde). Puis il revint sur terre, en descendant un magnifique escalier, entouré par divers dieux, divinités et anges. Dans les textes bouddhiques, cet escalier est décrit en des termes vraiment très merveilleux : il est fait d’or, d’argent et de cristal. Imaginez donc ce magnifique escalier s’étendant du Paradis des Trente-trois Dieux jusqu’à la Terre.

Ceci aussi, l’escalier ou l’échelle joignant ciel et terre, est un symbole universel. Parfois, c’est une corde d’argent ou d’or reliant les deux. Par exemple, il y a dans la Bible l’échelle de Jacob, qui a la même signification. Et à un niveau plus populaire, il y a le tour de la corde indienne : le magicien, ou le yogi, jette une corde en l’air. Elle s’attache dans le ciel, et il y monte avec son disciple ; puis il met son disciple en pièces, les morceaux tombent et le disciple est reconstitué. On trouve cette conception de manière particulièrement forte dans le chamanisme de toute la région arctique. L’escalier est ce qui unit les opposés, ce qui lie, qui met ensemble le ciel et la terre. Dans les textes bouddhiques, la signification archétypale de cet épisode de la descente du Bouddha est mise en valeur par des descriptions colorées et lumineuses, avec l’or, l’argent et le cristal, avec diverses lumières colorées, des ensembles impressionnants d’ombrelles et de parasols colorés, des fleurs tombant, et de la musique. Tout ceci est très attrayant non pas pour l’esprit conscient, mais pour l’inconscient, pour les profondeurs.

Une autre variante importante du thème de l’union des opposés est ce que l’on appelle généralement l’Arbre du Monde, ou Arbre cosmique. Le Bouddha, selon les récits traditionnels, atteignit l’Éveil au pied d’un arbre, d’un pipal. Il est significatif que, d’un point de vue historique et factuel, nous ne sachions pas s’il était réellement assis sous un arbre ou pas : les récits les plus anciens ne le mentionnent pas. Nous pouvons tout naturellement en faire l’hypothèse car, après tout, il atteignit son Éveil au mois de mai qui, en Inde, est l’époque la plus chaude de l’année. Il est donc plus que probable qu’il était assis sous un arbre, simplement pour profiter de son ombre et s’abriter de la chaleur. Mais nous ne savons pas. Peu à peu, semble-t-il, alors que dans ses biographies se développaient les éléments légendaires et mythiques, le Bouddha devint de plus en plus associé, au moment de son Éveil, avec le fait d’être assis au pied d’un arbre. Les racines d’un arbre s’enfoncent profondément dans le sol, tandis que ses branches s’élancent dans le ciel. L’arbre aussi lie donc ciel et terre ; c’est aussi un symbole d’union ou d’harmonie des opposés.

L’Arbre du Monde est trouvé dans la plupart des mythologies. Il y a par exemple l’Yggdrasil scandinave, le Frêne du Monde, aux racines profondes, aux branches haut dans les cieux, tous les mondes, si l’on peut dire, étant suspendus à ses branches. Et l’on a souvent cette identification de la croix chrétienne avec un Arbre du Monde ou un Arbre cosmique. J’ai vu une représentation de la crucifixion où des branches poussaient des bras de la croix, et où des racines s’enfonçaient profondément dans le sol. Tout comme l’Arbre du Monde, la croix aussi lie cosmiquement le ciel et la terre, tout comme le Christ unit « psychologiquement » les natures humaine et divine.

L’image du point central est associée de près à l’idée d’une échelle, d’un escalier ou d’un arbre. Dans toutes les descriptions légendaires traditionnelles du Bouddha atteignant l’Éveil, il est représenté assis sur ce qui s’appelle le vajrasana, ce qui signifie littéralement Siège de diamant et est parfois traduit par Trône de diamant. Dans la tradition bouddhique, le diamant, le vajra, le dorje représente toujours l’élément Transcendantal, la base métaphysique. Selon la tradition, le vajrasana est le centre de l’univers. On peut comparer ceci avec la tradition chrétienne correspondante, qui dit que la croix se tenait au même endroit que l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal, dont Adam et Ève ont mangé la pomme, et que cet endroit était l’exact centre du monde. Cette centralité du vajrasana dans le cosmos suggère que l’Éveil consiste à adopter une position de centralité. Cette centralité métaphysique ou transcendante, qui constitue l’Éveil, équivaut à l’union des opposés dont nous avons parlé.

Nous pouvons continuer ainsi presque indéfiniment : les écritures, les biographies traditionnelles sont pleines de matériau de cette sorte qui, malheureusement, n’a pas encore été exploré de cette manière.

L’éveil du Bouddha.

Considérons maintenant non pas des symboles archétypaux isolés, mais toute une séquence de symboles, qui est liée à l’événement le plus important de toute la carrière du Bouddha, son atteinte de l’Éveil. Ces symboles sont représentés par certains événements généralement considérés comme historiques, ou partiellement historiques, mais dont la vraie signification est beaucoup plus profonde.

Le premier de ces événements est traditionnellement connu comme la victoire sur Mara, le Malin, le Satan du bouddhisme. Le Bouddha, ou le bodhisattva (en pâli : bodhisatta), celui qui allait devenir le Bouddha, était assis, méditant, au pied de l’arbre (ici, ce sont certains des récits légendaires tardifs qui nous intéressent) quand il fut attaqué par des hordes de terribles démons, par toutes sortes de personnages vils, laids et difformes, conduits par Mara. Ces hordes, et leurs attaques, sont décrites de manière vive dans l’art et la poésie bouddhiques. Les démons étaient partiellement humains, partiellement animaux, déformés de façon hideuse, avec des expressions perverses, hargneuses, courroucées et coléreuses, certains brandissant de grands bâtons, d’autres brandissant des épées, tous vraiment très menaçants et terrifiants. Mais toutes les pierres, toutes les flèches, toutes les flammes, atteignant les bords de l’aura de lumière du Bouddha, se transformaient en fleurs et tombaient à ses pieds.

La signification de ceci est évidente et n’a pas besoin d’être expliquée : elle n’a besoin que d’être ressentie. Le Bouddha n’était pas touché, n’était pas ému par cette terrible attaque. Ses yeux restaient fermés, il restait en méditation, avec le même sourire sur ses lèvres. Mara envoya alors au Bouddha ses trois très belles filles qui portaient les noms de Luxure, Passion et Délice. Elles dansèrent devant le Bouddha, mettant en œuvre toutes leurs ruses, mais le Bouddha n’ouvrit même pas les yeux. Elles se retirèrent, déconfites. Tout ceci représente les forces de l’inconscient dans leur forme brute, non sublimée. Tous les démons, les figures terriblement déformées représentent la colère, l’aversion, l’antipathie, etc. Quant aux filles de Mara, elles représentent, bien sûr, les divers aspects de l’avidité et du désir. Mara lui-même représente l’ignorance primordiale, l’absence de prise de conscience, du fait de laquelle nous renaissons encore et encore et encore… Incidemment, la signification littérale du nom Mara est simplement « mort ».

Le second incident est connu sous le nom d’appel à témoignage de la déesse Terre. Après avoir été vaincu, après le départ de ses hordes déconfites, Mara essaya quelque chose d’autre. Il dit à celui qui allait devenir le Bouddha : « Tu es assis au point central de l’univers, sur le trône des Bouddhas du passé. Quel droit as-tu, toi, une personne ordinaire, d’être assis sur ce Trône de Diamant, sur lequel s’assirent les précédents Bouddhas ? » Alors, le Bouddha dit : « Dans mes vies passées, j’ai pratiqué toutes les pramits, toutes les perfections, à savoir la Perfection de la Générosité, la Perfection de la Moralité, la Perfection de la Patience, la Perfection de l’Énergie, la Perfection de la Méditation, la Perfection de la Sagesse. Je les ai toutes pratiquées, j’ai atteint un point dans mon évolution spirituelle où je suis prêt, où je suis sur le point d’atteindre l’Éveil. Je suis donc digne de m’asseoir sur ce Trône de Diamant, comme les Bouddhas du passé lorsqu’ils ont atteint l’Éveil. »

Mara n’était pas satisfait. Il dit : « Eh bien, tu dis que dans tes vies passées tu as pratiqué toutes ces perfections, mais qui t’a vu le faire ? Qui est ton témoin ? » Mara se déguise en homme de loi, il veut un témoin, il veut une preuve. Le futur Bouddha, assis sur le Trône de Diamant en position de méditation, les mains reposant sur les genoux, tapa alors doucement la terre (c’est la fameuse bhumisparsa-mudra, la mudra, ou position, du toucher de la Terre, ou de la prise à témoin de la terre), et la Déesse Terre apparut, portant un vase dans la main. Elle témoigna, disant : « J’ai tout le temps été ici. Les hommes vont, les hommes viennent, la terre reste toujours. J’ai vu toutes ses vies passées. J’ai vu des centaines de milliers de vies dans lesquelles il a pratiqué les Perfections. Je témoigne donc que d’après sa pratique de ces Perfections il est digne de s’asseoir sur le siège des Bouddhas du passé ».

Cette scène aussi est souvent représentée dans l’art bouddhique ; la déesse Terre est parfois vert foncé, parfois d’un beau brun-doré, émergeant toujours à demi de la terre, ressemblant beaucoup à Erda, dans le Ring de Wagner (Erda signifie bien sûr Terre, et Erda et la déesse Terre sont pareilles à Hertha, dans le célèbre poème du même nom, de Swinburne). La signification de la déesse Terre est un sujet en soi et toute une littérature y est dédiée. Fondamentalement, elle représente les mêmes forces que celles représentées par les filles de Mara. Mais, alors que les filles de Mara les représentent dans leurs aspects bruts, négatifs, non sublimés, la déesse Terre, lorsqu’elle témoigne, les représente dans leurs aspects apprivoisés, contenus, voire sublimés : prêtes à aider et non à empêcher.

Le troisième événement est connu sous le nom de requête de Brahma. Le Bouddha, après son Éveil, était enclin à rester silencieux. Il réfléchissait : « Cette Vérité, cette Réalité que j’ai découverte, est si abstraite, si difficile à voir, si sublime, que les gens ordinaires, les yeux recouverts par la poussière de l’ignorance et de la passion, ne la verront pas, ne l’apprécieront pas. Il vaut donc mieux que je reste silencieux, que je reste sous l’arbre de la Bodhi, que je reste les yeux fermés, plutôt que d’aller dans le monde et de prêcher. » Mais alors vint une autre grande apparition. Une grande lumière brilla, et au milieu de la lumière une ancienne figure, celle de Brahma Sahampati, Brahma le Grand Dieu, le Seigneur des Mille Mondes, apparut devant le Bouddha, les mains jointes. Il dit : « S’il te plaît, prêche, prêche la Vérité ; il y en a juste quelques-uns, avec un peu de poussière sur les yeux. Ils apprécieront, ils suivront. » Le Bouddha ouvrit son œil divin et contempla l’univers. Il vit tous les êtres, comme des lotus dans un étang, à divers stades de développement. Et il dit : « Pour le bien de ceux qui n’ont qu’un petit peu de poussière sur les yeux, de ceux qui sont comme des lotus émergeant à demi, je vais enseigner le Dharma ».

Historiquement parlant, nous ne devons bien sûr pas prendre cet événement littéralement : le Bouddha était Éveillé, il n’avait pas besoin qu’on lui demande de prêcher. La Requête de Brahma représente la manifestation, dans l’esprit même du Bouddha, des forces de Compassion qui l’ont finalement poussé à faire connaître la Vérité qu’il avait découverte, à prêcher à l’humanité.

Le quatrième et dernier épisode est l’épisode de Mucalinda. Pendant sept semaines, le Bouddha resta assis au pied de l’arbre de la Bodhi et d’autres arbres aux alentours, et au milieu de la septième semaine éclata un grand orage. Le Bouddha atteignit l’Éveil au mois de mai : sept semaines de plus nous mènent donc au milieu du mois de juillet, au début de la saison des pluies. En Inde, quand commencent les pluies de la mousson, en quelques instants le ciel tout entier devient noir et il se met à pleuvoir non pas à seaux, mais à véritables réservoirs. Le Bouddha était dehors, sous un arbre, vêtu seulement d’une fine robe : il n’y avait pas grand chose qu’il puisse faire. Mais une autre figure sortit du sous-bois, de l’ombre : un grand serpent, le Roi Mucalinda, le Roi-Serpent. Il vint, enroula ses anneaux autour du Bouddha, et tint son capuchon au-dessus de la tête du Bouddha, comme un parapluie, le protégeant ainsi de l’averse. Cet épisode est souvent représenté dans l’art bouddhique, parfois de façon presque comique : vous voyez un rouleau, comme un rouleau de corde, d’où émerge tout juste la tête du Bouddha, protégée par le capuchon formant un parapluie. Puis la pluie disparut, les nuages d’orage se dissipèrent, et le Roi-Serpent prit une forme différente, celle d’un beau jeune homme d’environ seize ans, qui salua le Bouddha.

Quelques savants, malheureusement, essaient de considérer cet épisode dans un sens littéral, de lui imposer une signification factuelle, disant : « Oui, il est bien connu qu’en Orient les serpents sont parfois très gentils avec les saints hommes, et qu’ils viennent et se tiennent auprès d’eux. C’est ce qui a dû se passer ». Mais nous ne pouvons pas accepter ce genre d’explication pseudo-historique. Nous sommes à un plan, à un niveau de signification entièrement différent. Dans le monde entier, nous l’avons vu, l’eau, ou la mer ou l’océan, représente l’inconscient. Et dans la mythologie indienne (hindoue, bouddhique ou jaïn) les nagas, c’est-à-dire les serpents, ou les dragons, vivent dans les profondeurs de l’océan. Les nagas représentent donc les forces dans les profondeurs de l’inconscient, dans leur aspect le plus positif et bénéfique ; et Mucalinda est le roi des nagas.

(La chute de la pluie, l’averse torrentielle après les sept semaines, représente un baptême, une aspersion. Dans le monde entier, verser de l’eau sur quelqu’un ou quelque chose représente l’investiture de cette personne ou de cet objet avec toutes les puissances de l’esprit inconscient. Tout comme dans le christianisme, il y a un baptême avec l’eau et avec le feu, une investiture avec les forces de l’inconscient et avec les forces de l’esprit.)

La pluie, nous l’avons vu, tombe à la fin de la septième semaine, et Mucalinda enroule sept fois ses anneaux autour du Bouddha assis. Cette répétition du chiffre sept n’est pas une coïncidence. Mucalinda représente aussi ce que les Tantras appellent le chandali, la force ardente, et ce que les hindous appellent la kundalini, la force-serpent, qui représente toutes les puissantes énergies psychiques jaillissant en quelqu’un, en particulier durant la méditation, par le nerf médian. Les sept anneaux, ou l’enroulement sept fois autour du Bouddha, représentent les sept centres psychiques au travers desquels passe la kundalini au cours de sa montée. La forme d’un beau jeune homme de seize ans que prend Mucalinda représente la nouvelle personnalité qui naît du fait de cette montée de la chandali, ou kundalini. Mucalinda, dans sa nouvelle forme, salue le Bouddha : ceci représente la soumission parfaite de toutes les puissances de l’inconscient à l’esprit Éveillé.

De tout cela, il est évident que ces quatre événements ont tous une profonde signification psychologique et spirituelle. Ils ne sont pas que pseudo-histoire, ils ne sont pas que des contes de fées, quoique même les contes de fées aient une signification, mais ils sont investis d’une profonde signification symbolique et archétypale.

Les quatre archétypes principaux.

En allant un peu plus loin, on peut dire que les quatre figures principales qui nous ont intéressés forment un ensemble bien déterminé : Mara le Malin, Vasundhar la Déesse Terre, Brahma, et Mucalinda, dans cet ordre – et l’ordre dans lequel ils apparaissent est assez intéressant. Je vais ici faire ce que certains penseront être une analogie audacieuse, mais je pense qu’elle a une grande signification et un grand pouvoir de suggestion. Il me semble que ces quatre figures sont dans une certaine mesure analogues aux quatre archétypes principaux de Jung, et que leur apparition dans cet ordre représente l’intégration de ceux-ci dans l’esprit conscient, représente, en d’autres termes et à un niveau plus élevé, ce que Jung appelle le processus d’individuation. Mara correspond à ce que Jung appelle l’ombre, cette face plus sombre de nous-même dont nous avons honte, que nous essayons généralement de réprimer. La Déesse Terre représente l’anima (le Bouddha, étant un homme, avait une anima ; dans le cas d’une femme il s’agirait d’un animus). Brahma représente l’archétype du vieil homme sage. L’art bouddhique le représente avec des cheveux blancs et une barbe : une sorte de Dieu-le-Père. Et Mucalinda est l’archétype du jeune héros.

Il y a aussi une correspondance avec les personnages principaux de la mythologie chrétienne : Mara correspond à Satan, la Déesse Terre à la Vierge Marie, Brahma à Dieu et Mucalinda au Christ. Je ne pense pas que ceci soit trop tiré par les cheveux. Si nous étudions ces choses avec attention, en les approfondissant, nous devrions voir cette analogie. Dans le bouddhisme tantrique se trouve un ensemble similaire : le gardien (parfois nommé le protecteur), la dakini, le gourou, et le yidam.

Quoique j’aie fait ces analogies, il y a une grande différence de principe entre les approches ou attitudes bouddhique et chrétienne envers les archétypes de leur tradition respective. Dans le bouddhisme, il est souvent dit de manière claire, voire catégorique, que toutes ces apparences, toutes ces formes archétypales sont de façon ultime des phénomènes de notre propre esprit véritable, ou des projections de notre propre inconscient, et qu’elles doivent toutes être intégrées. Mais dans le christianisme, les archétypes correspondants sont regardés comme des êtres objectivement existants. On ne peut pas réellement résoudre un archétype, dans le sens de l’incorporer, comme représentant des contenus inconscients, dans son esprit conscient, dans ses attitudes conscientes ou dans son nouveau soi, à moins que l’on ne réalise qu’en dernière analyse ce n’est pas quelque chose existant objectivement, mais quelque chose que l’on a projeté des profondeurs, d’une source cachée au fond de soi.

Du fait de cette limitation, il n’y a pas dans la tradition chrétienne (à l’exception possible de quelques mystiques hérétiques) de complète résolution de la figure archétypale, alors que dans le bouddhisme, du fait d’un contexte plus profondément métaphysique et spirituel, une telle résolution est possible. Dans le bouddhisme, tous les archétypes peuvent être dissous, peuvent être réclamés par notre propre attitude consciente et y être intégrés pour l’enrichir et la rendre plus parfaite, plus belle. En d’autres termes, le processus d’individuation peut être amené à sa conclusion absolue, l’Éveil.

Nous n’avons fait qu’effleurer quelques-uns des symboles archétypaux trouvés dans la biographie du Bouddha. J’aurais aimé en mentionner de nombreux autres, par exemple le bol à aumônes du Bouddha. Il y a beaucoup de légendes à son sujet, certaines d’entre-elles étant vraiment très intéressantes. En fait, nous pouvons dire, sans exagérer, qu’il occupe dans la légende et l’histoire bouddhiques une position analogue à celle du  Graal dans le christianisme, et qu’il a une signification très similaire.

Les archétypes, et j’en ai mentionné quelques-uns, n’ont pas qu’un intérêt historique ou littéraire : ils ne nous sont pas étrangers. Chacun d’entre eux est présent en nous tous – ou nous pouvons dire que nous sommes tous présents en eux. Nous les partageons, nous les avons tous en commun, ou bien ils nous partagent, ils nous ont tous en commun. Et, au cours de notre vie spirituelle, en particulier lorsque nous pratiquons la méditation, ces archétypes ont tendance à émerger dans la conscience, de diverses manières. Parfois, ils se montrent, au moins fugitivement, dans des rêves, pendant la méditation ou dans des rêves éveillés. Par exemple, nous devons tous rencontrer l’ombre. Comme je l’ai dit, c’est ce côté sombre, déplaisant de nous-même qui apparaît dans les rêves, par exemple sous la forme d’un féroce chien noir grondant et courant à nos talons en essayant de les mordre, et dont nous voulons nous débarrasser sans pouvoir le faire ; ou sous la forme d’un homme sombre, etc. Nous devons regarder l’ombre en face, l’accepter, assimiler même cette face sombre de nous-même, tout comme le Bouddha fit face à Mara et à ses troupes, et les vainquit. Et ici, tout comme dans le cas de Mara, la répression n’est pas la solution. L’ombre, ou le contenu représenté par l’ombre, doit être saturée de prise de conscience, et doit être résolue. Le Bouddha lui-même n’émit pas de flammes pour contrer les flammes émises par les troupes de Mara ; mais lorsque les flammes touchèrent son aura, elles furent simplement transformées en fleurs, transmutées. C’est aussi le genre de chose que nous devons faire avec notre propre ombre : la regarder, simplement, la reconnaître, l’accepter, puis la transformer et la transmuter en ce que la tradition tantrique appelle un gardien ou un protecteur. Nous aussi, nous devons appeler la déesse Terre, ce qui en termes psychanalytiques veut dire que nous devons regarder l’anima (dans le cas d’un homme) en face et nous en libérer, c’est-à-dire amener notre propre féminité inconsciente dans notre propre attitude consciente et l’y intégrer, tout comme une femme doit amener et intégrer sa masculinité inconsciente. Si cela est fait, il ne sera plus question de projeter ces contenus inconscients et non réalisés sur des membres du sexe opposé, et ce qui est parfois appelé le « problème » du sexe est ainsi résolu. Ceci est un aspect très important de la vie spirituelle.

Puis, nous devons tous apprendre du vieil homme sage. Parfois, il nous faut assez littéralement nous asseoir aux pieds d’un maître, ou au moins avoir une image idéale à laquelle nous devons allégeance. Puis, peut-être après de nombreuses années, nous devons incorporer en nous-même les qualités que cette figure représente : sagesse, connaissance, etc.

Puis, finalement, chacun d’entre-nous doit, en lui-même ou en elle-même, donner naissance au jeune héros, c’est-à-dire, en d’autres termes, créer le noyau d’un soi nouveau, d’un être nouveau ou, dans le langage bouddhique traditionnel, donner naissance en soi au bouddha ou à la nature-de-bouddha elle-même.

Si nous faisons face à notre propre ombre, si nous faisons appel à notre propre anima ou animus, si nous apprenons du vieil homme sage, et si nous donnons naissance en nous à notre propre jeune héros, alors nous accomplirons, nous récapitulerons en nous, dans notre propre vie, à tous les niveaux, dans tous les aspects, les symboles archétypaux qui apparaissent dans la biographie du Bouddha.

‘A Guide to the Buddhist path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.

Le symbolisme des cinq Bouddhas, masculins et féminins

Commençons par revenir à la base, à l’idée de la bouddhéité. La première chose qu’il nous faut comprendre, et c’est très important, c’est que le bouddha est un être humain. Mais un bouddha est un être humain d’une sorte particulière, de la plus haute sorte en fait, pour autant que nous sachions. Un bouddha est quelqu’un qui, dans son développement spirituel, transcende tellement le cours ordinaire de l’humanité que, en un sens, il n’est plus du tout un être humain. Un bouddha est un être humain qui a atteint la bodhi ou, plus techniquement, la samyaksambodhiBodhi signifie « connaissance », « compréhension », voire « Éveil ». Samyaksambodhi signifie « connaissance suprême » ou « compréhension parfaite », etc. La bodhi, cependant, est bien plus que la connaissance, bien plus, même, que la connaissance transcendante. Au sens large, la bodhi, ce qui fait d’un bouddha un bouddha, a trois aspects principaux. Pour simplifier, nous allons les appeler les aspects cognitif, volitionnel et émotionnel.

L’aspect cognitif de la bodhi.

De ce point de vue, la bodhi est un état de vue pénétrante, de sagesse, de prise de conscience. Mais de vue pénétrante de quoi ? Tout d’abord, il y a vue pénétrante de soi-même. Cela veut dire, en d’autres termes, tourner un regard intime, clair et profond sur soi-même et voir comment, à tous les différents niveaux de son être, on est conditionné, gouverné par l’esprit réactif (on réagit mécaniquement, automatiquement, en fonction de conditionnements psychologiques passés dont on est bien trop souvent largement inconscient). Cela veut dire, de plus, voir à quel point on est dominé, contre son gré même (et souvent sans le savoir), par les émotions négatives. Puis il y a la vue pénétrante des autres. Cela veut dire étendre sa vision et voir comment les autres aussi sont conditionnés, tout comme on est soi-même conditionné. Puis, s’étendant plus loin encore, la vue pénétrante consiste à inclure dans sa vision la totalité des phénomènes, la totalité de la nature, l’univers lui-même à tous ses niveaux, et à voir comment cela est aussi conditionné, transitoire, toujours changeant, frustrant et irréel.

La vue pénétrante n’est pas qu’une vue de la conditionnalité universelle. C’est une vue qui traverse le conditionné et trouve l’Inconditionné. C’est voir l’éternel dans les profondeurs du transitoire, le réel dans les profondeurs de l’irréel, et même, de façon ultime, voir que les deux ne font qu’un, étant comme différentes facettes de la même réalité ultime et absolue.

L’aspect volitionnel de la bodhi.

La bodhi n’est pas qu’un état de connaissance. C’est aussi un état de liberté ou d’émancipation non entravée, tant subjective qu’objective. Subjectivement c’est un état de libération de toute souillure morale et spirituelle. En d’autres termes cela consiste, par exemple, en une libération des « cinq poisons mentaux » en une libération de toute émotion négative, en une libération de tout le processus de l’esprit réactif. Objectivement, cela consiste en une libération des conséquences des souillures. En d’autres termes, cela consiste en une libération du karma et de la renaissance, une libération des tours de la Roue de la Vie. Plus positivement, on peut dire que cette liberté, cet aspect volitionnel de la bodhi, consiste en un état de créativité – plus spécialement de créativité spirituelle – et de spontanéité ininterrompues.

L’aspect émotionnel de la bodhi.

La bodhi est aussi un état d’émotion positive, ou, devrions-nous peut-être dire, d’émotion spirituelle. Ceci aussi peut être décrit subjectivement et objectivement. Subjectivement, cela consiste en un état ou une expérience de joie, de félicité, d’extase suprêmes. Objectivement, cela se manifeste par un état d’amour et de compassion illimités envers tous les êtres vivants.

Les trois corps du Bouddha.

Ainsi, un bouddha est un être humain qui, ayant atteint l’état de samyaksambodhi, est une incarnation vivante de la vue pénétrante, de la liberté, du bonheur et de l’amour. J’ai utilisé l’expression « un bouddha », mais au début de la tradition bouddhique il n’y avait qu’un seul bouddha, le Bouddha, le Bouddha Shakyamuni humain historique. On constate que durant la vie même du Bouddha une distinction spirituellement importante fut faite (il semble que ce soit le Bouddha lui-même qui l’ait faite) entre d’une part la personne historique Éveillée et d’autre part le principe abstrait de l’Éveil, entre le Bouddha et la bouddhéité. Cette distinction s’exprima dans certains termes techniques. La personnalité historique Éveillée fut appelée rupakaya, ou « corps de forme » (rupa signifie « forme », kaya « corps » ou « personnalité »). Le principe de l’Éveil, indépendant de la personne qui le réalise, fut appelé dharmakaya, « corps de la vérité » ou « corps de la réalité ». Malgré cette distinction, nous ne devons pas considérer qu’il y a une différence : le corps de forme et le corps de Dharma sont tous deux, en un sens, des corps du Bouddha.

On insista peu sur la distinction durant la vie du Bouddha, car dans son cas, le Bouddha et la bouddhéité, le rupakaya et le dharmakaya, étaient unis. Mais après le parinirvana, la distinction devint plus prononcée. Après tout, le corps de forme était mort et avait disparu, le Bouddha historique n’existant plus que sous la forme de reliques dans des stoûpas, alors que le corps de Dharma était éternellement présent. Nous pouvons imaginer le Mahayana à ses débuts (quand fut élaborée la distinction entre les deux corps), pensant verticalement et voyant le corps de forme « en bas », dans un temps passé, et le corps de Dharma « là haut », en dehors du temps, transcendant le temps, de telle sorte qu’il y ait une relation verticale entre la personne Éveillée et le principe de l’Éveil.

Plus tardivement, le Mahayana continua à penser verticalement, mais un développement se produisit dans cette pensée verticale, ou dans cette expérience verticale. Un troisième kaya ou « corps » apparut entre les deux autres, et vint à s’appeler sambhogakya, ce qui signifie littéralement « corps de ravissement mutuel ». Ce terme, quoiqu’il ait en soi une profonde signification, n’aide pas beaucoup dans ce contexte et peut mieux être rendu, ou « interprété » par « bouddha idéal », voire « bouddha archétypal ». Ce bouddha idéal n’est pas un principe impersonnel et abstrait comme le dharmakaya. C’est vraiment une personne, mais en même temps ce n’est pas une personne humaine et historique. On pourrait dire que c’est la personne idéale, la personne archétypale même, en dessous du niveau de l’absolu mais au-dessus et au-delà de l’histoire.

À cette étape de développement il y avait donc trois kayas, trois « corps » alignés verticalement. Ce sont, de haut en bas, le corps de Dharma, puis le corps de ravissement mutuel, et enfin le corps créé ou nirmanakaya, comme il fut alors appelé, le terme rupakya étant à ce moment-là appliqué au bouddha idéal et au Bouddha historique pris ensemble. Ce qui s’était développé est la fameuse doctrine du trikaya, la doctrine des trois corps du Bouddha, qui est très importante pour le Mahayana et le Vajrayana. Pour l’instant, cependant, seul nous concerne le fait qu’elle devint la base d’autres évolutions tant dans le Mahayana que dans le Vajrayana.

Le mandala des cinq bouddhas.

Une chose assez spectaculaire se produisit ensuite. Le Bouddha humain historique, le nirmanakya, disparut dans le passé, et fut presque perdu de vue (dans les pays du Mahayana et du Vajrayana, on constate que le Bouddha historique, Shakyamuni, occupe une place comparativement peu importante), et la bouddhéité, le dharmakaya, s’estompa. Après tout, le dharmakaya est assez abstrait, pour ne pas dire vague, et assez difficile à comprendre. Ce qui restait, occupant si l’on peut dire le centre de la scène, était le bouddha idéal, archétypal. (C’est le bouddha du Mahayana, comme dans le Sûtra du Lotus, où ce bouddha idéal est appelé Shakyamuni, bien que de façon évidente il ne soit plus la personnalité humaine du Bouddha ; il est plutôt le bouddha archétypal de la lumière infinie et de la vie éternelle). Le Mahayana ne s’arrêta pas là. Une évolution supplémentaire se produisit. Jusqu’alors le Mahayana avait pensé verticalement. Il se mit à penser horizontalement. Deux autres bouddhas apparurent de chaque côté du bouddha idéal. À sa droite apparut Amitabha, le bouddha de la lumière infinie, et à sa gauche Aksobhya, l’imperturbable. Ces deux bouddhas incarnaient, sous la forme d’autres bouddhas idéaux, les deux aspects principaux de la bouddhéité elle-même. Un indice de ce que sont ces aspects est donné par les emblèmes de ces deux nouveaux bouddhas. L’emblème d’Amitabha est la fleur de lotus. L’emblème d’Aksobhya est le vajra. La fleur de lotus est douce, délicate et tendre ; le vajra est dur, fort et puissant. La fleur de lotus est passive et réceptive, le vajra est actif et dynamique. Nous pouvons donc dire, en des termes peut-être trop conceptuels, qu’Amitabha est l’incarnation de l’aspect d’amour du bouddha idéal, l’aspect d’amour de l’Éveil, tandis qu’Aksobhya est l’incarnation de l’aspect de sagesse transcendante. (Il y a des variations sur ce modèle de base. On peut avoir, par exemple, un bouddha encadré de deux bodhisattvas. Le bouddha représente le bouddha idéal, les bodhisattvas ses deux aspects principaux d’amour et de sagesse.)

Nous devons maintenant considérer des évolutions du Vajrayana, ou tantra. Le Tantra pensait à la fois horizontalement et verticalement. De ce fait, deux autres bouddhas apparurent. L’un apparut au-dessus du bouddha idéal, l’autre en dessous. Pour l’instant nous pouvons appeler celui du dessus « le bouddha de l’action » et celui du dessous « le bouddha de la beauté ». Nous avons donc maintenant cinq bouddhas : un au centre, un à droite, un à gauche, un au-dessus et un en dessous. Ces cinq bouddhas forment ce qui est appelé un mandala, le mandala, le mandala des cinq bouddhas. J’ai dit que le Tantra pensait à la fois horizontalement et verticalement, mais ce n’est pas tout à fait exact. Cela ne forme que deux dimensions, alors que le Tantra pensait en trois dimensions. Nous devons imaginer les cinq bouddhas occupant différentes directions sur un même plan horizontal : un au centre, un au nord, un au sud, un à l’est et un à l’ouest. Puis nous devons imaginer, passant au centre de ce plan, un axe central vertical, avec le corps de Dharma au zénith et le corps créé au nadir. Le bouddha idéal est ainsi aligné verticalement avec le corps de Dharma et le corps créé, et horizontalement avec les deux autres paires de bouddhas idéaux. Dans la vision du Tantra, le bouddha idéal est ainsi au centre de tout le réseau tri-dimensionnel.

Je vais maintenant décrire le symbolisme de chacun des cinq bouddhas pris un à un, en commençant par le bouddha du centre, puis en faisant le tour du mandala dans le sens des aiguilles d’une montre. Alors que je les décris, nous pouvons essayer de les « voir ». Dans la plupart des cas, nous laisserons les symboles créatifs faire leur propre impression. Après tout, les symboles sont essentiellement créatifs, c’est-à-dire capables de produire une impression directe sans avoir à être rendus dans leurs équivalents conceptuels, équivalents qui ne sont en tout cas qu’approximatifs.

Vairocana – le bouddha blanc.

Le bouddha blanc est assis en tailleur. Il porte des robes d’un style monastique, mais richement brodées car il est à un niveau archétype. Ses cheveux sont noirs, frisés et courts. Ses oreilles ont de longs lobes. Il a parfois une légère protubérance au sommet du crâne, et entre les sourcils une boucle de cheveux d’un blanc brillant.

Vairocana est d’un blanc brillant, comme une lumière blanche et pure. Dans le tantra, le blanc est la couleur de l’absolu et la couleur de la centralité. (Si nous étudions quelques-uns des symboles du tantra, nous constatons que la couleur blanche est portée par d’autres bouddhas et bodhisattvas, leur propre couleur étant mise de côté alors qu’ils se déplacent vers le centre du mandala, que ce soit littéralement ou métaphoriquement. Deux bodhisattvas représentant de bons exemples de ce phénomène sont Avalokiteshvara et Tara. Avalokiteshvara, d’un point de vue technique, est un bodhisattva et sa véritable couleur est le rouge, mais au cours du temps, en particulier au Tibet, il prit de plus en plus d’importance, jusqu’à ce qu’il devienne une sorte de bouddha. Beaucoup de gens le vénéraient et méditaient sur lui, à l’exclusion de tout autre bouddha ou de tout autre bodhisattva. En ce qui concernait leur vie spirituelle, il occupait le centre du mandala. Pour indiquer cela, sa couleur fut changée du rouge au blanc. Le même genre d’évolution se produisit dans le cas de Tara, dont la véritable couleur est le vert. Sa position de bodhisattva d’une famille de bouddhas particulière fut oubliée. Pour ceux qui la vénéraient plus particulièrement, elle devint tout. Alors qu’elle prenait de plus en plus d’importance, alors qu’elle devenait la forme de bouddha, elle prit la couleur blanche, la couleur de la centralité et de l’absolu.)

Littéralement, le nom Vairocana signifie « l’illuminateur », celui qui diffuse rayonnement et lumière. Le nom Vairocana était à l’origine, aux temps védiques, une épithète du soleil. Au Japon, où s’étendit le culte de Vairocana, il est généralement connu sous le nom de « Bouddha Soleil » : il est une espèce de soleil de l’univers spirituel. Vairocana a son propre emblème particulier, la roue, et plus spécialement la roue dorée à huit rayons, la roue du Dharma. Il est parfois représenté dans l’art tantrique tenant cette roue dans ses mains, contre sa poitrine.

La mudra de Vairocana est celle du dharmacakra, la roue du Dharma représentant la proclamation initiale, par le Bouddha historique, de la veacute;rité dans le Parc des Gazelles à Sarnath. Dans l’art bouddhique ancien, lorsque le Bouddha est représenté enseignant pour cette première fois dans le Parc des Gazelles, il est représenté avec cette mudra.

Vairocana a aussi un animal particulier, le lion, lui aussi associé avec la proclamation de la vérité. Dans les écritures bouddhiques, la parole du Bouddha est parfois appelée son singha-nada, son « rugissement du lion » (singha est « lion », nada est « son » ou « rugissement »). Le lion rugit la nuit dans la jungle, sans peur des autres animaux. D’autres animaux ont peur de faire du bruit, de crainte de se faire attaquer par leurs ennemis. Le lion rugit, selon le mythe et la légende, pour proclamer sa souveraineté sur toute la jungle. La proclamation, sans peur, de la Vérité par le Bouddha, sa proclamation de sa souveraineté sur tout l’univers spirituel est donc comparée au rugissement du lion.

Vairocana est le chef de la famille des bouddhas, des tathagatas. Ceci est très significatif, car ceci suggère que Vairocana est le Bouddha, dont les autres bouddhas ne sont que des aspects. Un des membres les plus importants de cette famille est Mañjushri, le bodhisattva de la sagesse transcendante.

Akshobhya – le bouddha bleu foncé.

Le bouddha bleu occupe le quartier est du mandala, et sa couleur est bleu foncé, la couleur du ciel de minuit sous les tropiques. Son nom signifie « l’inébranlable », « l’immuable », « l’imperturbable », et son emblème est le vajra. La mudra d’Akshobhya est la bhumisparsa-mudra ou mudra du toucher de la terre.

Son animal est l’éléphant, le plus grand et le plus fort des animaux terrestres : faire basculer un éléphant n’est pas très facile ! Selon la tradition, l’éléphant est aussi le plus sage des animaux. Akshobhya est le chef de la famille du vajra, qui comprend le bouddha ou bodhisattva Vajrasattva ainsi que de nombreuses divinités courroucées (bouddhas, bodhisattvas, gardiens en forme courroucée), comme Samvara, Heruka, Hevajra et Bhairava. En fait, il y a plus de déités courroucées dans la famille du vajra que dans la famille de tout autre bouddha. Ceci est peut-être dû aux puissantes associations du vajra.

Ratnasambhava – le bouddha jaune.

Le bouddha jaune occupe le quartier sud du mandala. Son nom signifie « celui qui est né du joyau », ou « celui qui produit des joyaux » et son emblème, naturellement, est le joyau. Sa mudra est la varada mudra, ou mudra du don suprême, le don des Trois joyaux. L’animal de Ratnasambhava est le cheval, qui est associé au moment où le Bouddha historique partit de chez lui, la nuit, à cheval, accompagné seulement de son fidèle conducteur de char. Dans le symbolisme bouddhique, le cheval est l’incarnation de la vitesse et de l’énergie, et plus particulièrement de l’énergie sous la forme de prana, ou souffle vital. Dans l’art bouddhique tibétain, on voit souvent un cheval galopant dans les airs et portant les Trois joyaux sur son dos. Ce cheval suggère que ce n’est que par la concentration et par une direction adéquate de toutes ses énergies que l’on peut atteindre l’Éveil. Ratnasambhava est le chef de la famille du joyau, qui comprend le Bodhisattva Ratnapani, ainsi que Jambhala, le soi-disant dieu des richesses, et Vasundhara, la déesse Terre.

Amitabha – le bouddha rouge.

Le bouddha rouge occupe le quartier ouest du mandala. Il est de couleur rouge. Son nom signifie « lumière Infinie ». Son emblème est la fleur de lotus, qui signifie renaissance et développement spirituels.

Amitabha occupe encore de nos jours une place particulièrement importante dans le bouddhisme japonais, en particulier dans l’école Jodo Shin, où l’on ne vénère aucun autre bouddha ou bodhisattva. L’école Jodo Shin recommande d’invoquer le nom d’Amitabha non pas pour atteindre l’Éveil, mais comme expression de gratitude pour le don d’Éveil déjà reçu. L’adepte de l’école Jodo Shin aspire à renaître, après sa mort, dans Sukhavati, la « terre, ou le royaume, de la félicité », la Terre Pure d’Amitabha, située dans le quartier ouest de l’univers. Il aspire à y renaître car il est dit que les conditions pour atteindre l’Éveil y sont beaucoup plus favorables qu’elles ne le sont sur la Terre : on n’a pas à se préoccuper de nourriture ou de boisson, qui apparaissent automatiquement ; on n’a pas à se préoccuper de vêtements ; le climat est très bon et, sans cesse, on entend le Bouddha Amitabha enseigner – le progrès spirituel est assuré.

La mudra d’Amitabha est celle de la méditation ; une main est placée au-dessus de l’autre, les paumes sont tournées vers le haut. Amitabha, étant associé avec l’ouest, est associé avec le coucher du soleil, avec la disparition de la lumière, tout comme en méditation l’esprit, se retirant des objets matériels, entre dans une sorte d’obscurité – un état de conscience supérieur, un état qui est, si l’on peut dire, inconscient à l’esprit le moins élevé.

L’animal, ou plutôt l’oiseau d’Amitabha, est le paon, l’oiseau le plus splendide qui soit. La raison du choix du paon n’est pas très claire, et diverses explications ont été avancées. Du fait des yeux des plumes de sa roue, le paon est parfois associé avec la conscience, mais cela ne semble pas particulièrement approprié ici. Il se pourrait que ce soit parce que le paon mange des serpents, y compris des serpents venimeux, ce qui suggère une immunité au poison, une immunité aux souillures. Les plumes de paon sont souvent utilisées dans les rituels tantriques. Elles sont placées, comme des fleurs, dans le vase qui contient l’eau consacrée.

Amitabha est le chef de la famille du lotus, qui comprend un assez grand nombre de figures spirituelles bien connues. La plus importante de celles-ci est Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion. Il y a aussi Kurukulla, Padmanarteshvara et Padmasambhava.

Amoghasiddhi – le bouddha vert foncé.

Le Bouddha vert occupe le quartier nord du mandala. Il est de couleur verte. Son nom signifie « succès infaillible » ou « accomplissement sans entraves ». Son emblème est le double vajra (deux vajras croisés). C’est un symbole extrêmement puissant et mystérieux (il est notamment lié à un aspect particulier de l’union des opposés). La mudra d’Amoghasiddhi est celle de l’impavidité, une des vertus héroïques, sur laquelle un accent important est mis dans toutes les formes de bouddhisme, et plus particulièrement peut-être dans le tantra. L’animal, ou la créature d’Amoghasiddhi, est le garuda ou « homme-oiseau », une créature hybride fabuleuse qui est humaine (homme ou femme) au-dessus de la ceinture, tout en ayant les pattes et les ailes d’un oiseau. Amoghasiddhi est le chef de la famille du karma, ou de l’action. L’action est symbolisée par une épée. Le membre le plus connu de cette famille est Tara Verte.

Bouddhas « masculins » et « féminins ».

Dans le tantra ésotérique, d’autres évolutions du schéma des cinq bouddhas prirent place. Nous avons vu que le Mahayana ancien, pensant verticalement, envisageait le corps idéal, le corps de ravissement mutuel, comme étant entre le corps de Dharma (situé au-dessus) et le corps créé (situé au-dessous). Nous avons vu que, plus tard, le Mahayana, pensant horizontalement, voyait de chaque côté du corps idéal deux autres figures de bouddhas idéaux, incarnant l’une l’aspect d’amour et l’autre l’aspect de sagesse de l’Éveil. Nous avons vu que le tantra, continuant à penser horizontalement mais dans le contexte de sa propre approche tri-dimensionnelle, envisageait une autre paire de bouddhas idéaux, au nord et au sud, le « bouddha de l’action » et le « bouddha de la beauté ». Tous les bouddhas, à chaque étape du développement, étaient envisagés sous une forme masculine. Le Bouddha original et historique était, bien sûr, un être humain Éveillé de sexe masculin. Cependant, le tantra ésotérique, faisant un pas nouveau et spectaculaire, se mit à envisager le bouddha idéal divisé en deux figures, une masculine et une féminine, étreintes en union sexuelle.

Ici nous devons faire attention à ne pas mal comprendre. À ce niveau, ce qui nous concerne n’est pas le sexe, mais le symbolisme sexuel, qui est une chose très différente. Les figures de bouddha, « masculine » et « féminine », représentent les deux aspects principaux de l’Éveil : l’amour et la sagesse. Ce que le tantra essaye d’exprimer est l’inséparabilité de l’amour et de la sagesse, la karuna et la prajña. Il est dit que ce deux-en-un de l’amour et de la sagesse est l’essence même de la bouddhéité. Nous devons nous rappeler que le Tantra n’avait pas de complexe particulier concernant le sexe, et ne voyait aucune objection à communiquer sa signification en termes sexuels. Ceux-ci étaient aussi valides que d’autres termes. Le contenu de ces termes, cependant, n’était pas lui-même sexuel.

Au Tibet et dans ses dépendances culturelles, les figures de bouddha « masculine » et « féminine » en union sexuelle sont connues sous le nom de yab-yumyab signifiant « père » et yum signifiant « mère » ; les figures sont, si l’on peut dire, le père et la mère archétypaux. Dans les monastères et les temples du Tibet on trouve beaucoup de belles peintures et images représentant ces figures de bouddhas en union sexuelle. Pour les Tibétains il n’y a absolument aucune suggestion sexuelle ou érotique. Si l’on observe des bouddhistes tibétains se déplaçant dans leurs temples, on voit que lorsqu’ils arrivent à ces figures, loin de réagir de la façon dont le font souvent les Occidentaux, ils semblent ressentir plus de vénération, plus de dévotion que jamais. Par certains côtés, ces figures sont considérées comme particulièrement sacrées, dans la mesure où le symbolisme concerne le plus haut niveau d’expérience spirituelle, le niveau de l’Éveil, le niveau où, finalement, l’amour et la sagesse sont unifiés. Pour les Tibétains, ces figures sont une expression symbolique d’une vérité spirituelle profonde, la vérité de l’inséparable deux-en-un de l’amour et de la sagesse. C’est de cette façon que les tibétains les voient.

Il est très dommage que ces figures yab-yum soient souvent considérées en Occident comme des exemples d’art oriental érotique, pour ne pas dire même d’art pornographique. Cela ne fait que montrer qu’il n’y a peut-être personne, en Occident, qui soit libéré de complexe sexuel, essentiellement du fait de notre héritage judéo-chrétien.

Incidemment, on aurait pu penser que la figure de bouddha « masculine » représente l’aspect de sagesse de l’Éveil, et que la figure de bouddha « féminine » représente l’aspect d’amour. Ce n’est pas ainsi. Dans le tantra bouddhique c’est le bouddha « féminin » qui incarne l’aspect de sagesse et le bouddha « masculin » qui incarne l’aspect d’amour et de compassion, lequel est aussi, incidemment, l’aspect d’action. Ceci nous apporte une preuve supplémentaire que ce symbolisme n’a absolument rien à voir avec les différences sexuelles ordinaires. Ces deux figures sont parfois symbolisées par le vajra et le lotus, ou par le vajra et la cloche.

Nous n’avons pas atteint la fin de l’évolution. Non seulement le bouddha idéal, le bouddha archétypal se divise-t-il en deux figures, l’une « masculine » et l’autre « féminine », unies sexuellement, mais les quatre autres bouddhas se divisent de façon similaire. À ce point, il n’y a donc pas seulement cinq bouddhas, mais dix bouddhas : cinq bouddhas « masculins » et cinq bouddhas « féminins ». Les bouddhas « féminins » sont considérés comme les parèdres spirituelles des bouddhas « masculins ». Je vais dire quelques mots de chacun de ces bouddhas « féminins ».

Akasadhatishvari.

Akasadhatishvari est la parèdre de Vairocana, le bouddha blanc, le bouddha du centre. Son nom, Akasadhatishvari, signifie « la dame souveraine de la sphère de l’espace infini ». Nous nous souvenons que Vairocana lui-même est le soleil, le Bouddha-Soleil, le soleil de tout le cosmos spirituel. Il irradie lumière et chaleur dans toutes les directions, la lumière de la sagesse et la chaleur de l’amour. Akasadhatishvari, la dame souveraine de la sphère de l’espace infini, représente l’espace infini au travers duquel passent les rayons de la lumière de Vairocana. Elle représente une réceptivité spirituelle illimitée. Elle représente la totalité de l’univers phénoménal, entièrement envahi par l’influence ou l’émanation de l’absolu. Dans le langage de L’Éveil de la foi, elle représente la totalité de l’existence phénoménale, entièrement parfumée par l’absolu. Comme Vairocana, Akasadhatishvari est de couleur blanche. Elle est représentée sous forme de dakini, c’est-à-dire avec des vêtements lâches et flottants et de longs cheveux défaits.

Locana.

Locana est la parèdre d’Akshobhya, le bouddha bleu foncé, le bouddha de l’est. Son nom signifie « celle qui a une vision claire », ou, littéralement, « celle qui a l’œil ». En tibétain son nom est traduit par « la dame qui a l’œil de bouddha ». Elle est l’incarnation de la prise de conscience pure ; elle représente la prise de conscience pure, simple et directe des choses. Akshobhya est tout particulièrement lié à la sagesse transcendante : il est pratiquement le seul Bouddha qui apparaisse dans les sûtras de la Perfection de la sagesse, et particulièrement dans celui en 8.000 lignes. L’association entre Locana et Akshobhya suggère donc qu’il n’y a pas de sagesse sans prise de conscience, ni de prise de conscience sans sagesse : les deux sont inséparablement liées, et sont en un sens différents aspects de la même expérience spirituelle. Locana est de couleur bleu clair.

Mamaki.

Mamaki est la parèdre de Ratnasambhava, le bouddha jaune, le bouddha du sud. Son nom signifie « faisant mien ». Elle est celle qui fait tout sien, mais non dans un sens égoïste : on est ici au niveau de l’Éveil. Mamaki est l’attitude spirituelle qui considère toute chose et tout le monde comme sien, en un sens comme complètement sien, comme étant cher, comme étant précieux à soi-même, comme étant de grande valeur pour soi. Mamaki apprécie donc tout le monde, elle se réjouit de tout le monde, et même, pourrait-on dire, considère tout le monde comme son propre soi. Elle ne voit pas de différence entre elle et les autres. Pour elle, tous les autres sont « mien », sont « moi », même. Elle est de couleur jaune.

Pandaravasini.

Pandaravasini est la parèdre d’Amitabha, le bouddha rouge, le bouddha de l’ouest. Son nom signifie « celle qui est vêtue de blanc », ce qui suggère quelqu’un investi de pureté, ou même protégé par la pureté. L’image, ici, rappelle l’image utilisée par le Bouddha pour décrire le quatrième dhyana, le quatrième état de conscience élevée. Le Bouddha dit que l’expérience du quatrième dhyna est comme l’expérience d’un homme qui, par un jour chaud et poussiéreux, prend un bain dans un beau lac, et, s’étant baigné, sort de l’eau et s’enroule dans un linge d’un blanc pur. Cet enroulement dans un linge d’un blanc pur représente l’accumulation progressive de toutes ses propres énergies, et particulièrement de ses énergies émotionnelles, et la protection de ces énergies d’influences extérieures pouvant être nocives. Pandaravasini est donc Celle qui est vêtue de blanc, détachée et protégée des influences extérieures. Elle est de couleur rouge clair.

Tara.

Tara est la parèdre d’Amoghasiddhi, le bouddha vert foncé, le bouddha du nord. Son nom signifie « celle qui aide à traverser ». Elle aide à traverser la rivière de la naissance et de la mort, la rivière du samsara. Elle rappelle, dans sa fonction, la parabole du radeau, racontée par le Bouddha. Tout comme un radeau est quelque chose qui aide à traverser une rivière, et rien d’autre (ayant atteint la rive opposée, on ne penserait pas à emporter le radeau avec soi), le Dharma n’est qu’un moyen ayant pour but de traverser la rivière de la naissance et de la mort, et à atteindre l’autre rive, qui est le nirvana. Le nom de Tara est souvent traduit par « salvatrice », mais ceci peut induire en erreur. Nous pouvons dire que Tara représente l’attitude consistant à aider les autres à s’aider eux-mêmes.

Voilà donc les cinq bouddhas « féminins » : Akasadhatishvari, « la dame souveraine de la sphère de l’espace infini » ; Locana, « celle qui a l’œil » ; Mamaki, « faisant mien » ; Pandaravasini, « celle qui est vêtue de blanc » ; et Tara, « celle qui aide à traverser ». Ces cinq bouddhas « féminins », avec leur contrepartie « masculine », représentent différents aspects de l’expérience intégrale de l’Éveil, une expérience qui est, par essence, une expérience de la conjonction inséparable du deux-en-un de la sagesse et de l’amour.

Les bouddhas courroucés.

Il y a une dernière évolution à mentionner dans le schéma symbolique qui nous intéresse. Dans le tantra ésotérique, les bouddhas et les bodhisattvas apparaissent sous deux aspects : un aspect paisible et un aspect courroucé. Ceci s’applique aussi aux cinq bouddhas. Jusqu’à maintenant, j’ai présenté les cinq bouddhas « féminins » et les cinq bouddhas « masculins » dans leur forme paisible. Je vais maintenant dire quelques mots au sujet de leur forme courroucée. Les formes courroucées sont bien moins clairement individualisées que les formes paisibles. Dans leur forme courroucée, les cinq Bouddhas « masculins » sont appelés les « cinq Herukas ». Ils sont tous nommés d’après leur famille de bouddhas respective. Il y a donc le Bouddha-Heruka, le Vajra-Heruka, le Ratna-Heruka, le Padma-Heruka et le Karma-Heruka. Chacun d’eux est représenté comme étant puissamment, voire massivement bâti, nu à l’exception d’une peau de tigre ou d’éléphant, et portant des guirlandes de crânes humains. Des serpents sont enroulés autour de leur corps et de leurs bras. Ils ont en général au moins six bras, parfois beaucoup plus. Ils ont chacun trois yeux exorbités et enflammés, et une expression courroucée. Ils sont généralement représentés piétinant les ennemis du Dharma. Ils sont dessinés se déplaçant violemment vers la droite. Ils sont tous entourés d’un halo de flammes. Le Bouddha-Heruka est soit bleu foncé, soit noir, et les autres sont respectivement bleu, jaune, rouge et vert.

La parèdre du Bouddha-Heruka, le Heruka « féminin » équivalent, est simplement connu sous le nom de Krodhesvari, que l’on peut traduire par « dame courroucée ». Les parèdres des autres Herukas sont, tout comme les Herukas « masculins », nommées à partir de leur famille de bouddhas respective. Il y a donc la dame courroucée du vajra, la dame courroucée du joyau, la dame courroucée du lotus, et la dame courroucée de l’action. Elles sont toutes représentées de la même façon. Elles sont nues, ou presque nues. Elles sont de la même couleur que leur parèdre, quoique plus claires. Elles sont un peu plus petites que leur parèdre. Dans chacun des cas, elles s’aggrippent au-devant de leur parèdre, parfois avec les bras joints derrière son cou.

Voilà donc le symbolisme des cinq bouddhas, « masculins » et « féminins », paisibles et courroucés. Ceci est un des schémas les plus importants, les plus beaux et les plus significatifs de tout le tantra. C’est un schéma qui organise une partie, au moins, de toutes les richesses du tantra, en une forme que nous pouvons apprécier et peut-être assimiler. Au milieu de toutes ces formes, cependant, nous ne devons jamais oublier qu’elles représentent toutes (« masculines » et « féminines », paisibles et courroucés) différents aspects d’une seule et même expérience d’Éveil, différents aspects de la buddhéité. Nous ne devons jamais oublier qu’elles incarnent toutes des expériences spirituelles, qu’elles sont toutes, en fait, le produit d’expériences spirituelles. Si nous nous souvenons de cela, alors peut-être pourrons-nous leur répondre. Si nous leur répondons, nous serons aidés par elles – aidés, en fait, par tous les symboles créatifs du chemin tantrique de l’Éveil.

‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.

Les cinq sagesses et les cinq bouddhas

Chacun des cinq bouddhas symbolise un aspect différent de la sagesse. Ces aspects de la sagesse sont collectivement appelés les « cinq jñanas », les « cinq sagesses » ou les « cinq connaissances ».

La première des cinq sagesses est la sagesse du dharmadhatu, et est symbolisée par Vairocana. C’est la sagesse de base, les quatre autres en étant des aspects particuliers. Le terme dharmadhatu est un terme difficile. Dhatu signifie « domaine », ou « royaume », ou « champ », et représente ici l’ensemble du cosmos. Dharma signifie ici « réalité », « vérité », l’« ultime ». Le dharmadhatu est donc l’univers considéré comme le domaine de manifestation de la réalité, ou l’univers conçu comme étant entièrement pénétré par la réalité. Tout comme la totalité de l’espace est remplie par les rayons du soleil, la totalité de l’existence, avec ses systèmes galactiques, ses soleils, ses dieux et ses hommes, est remplie par la réalité elle-même. C’est un champ pour la manifestation, le jeu, l’expression et l’exubérance de la réalité.

La sagesse du dharmadhatu est donc la connaissance directe de l’ensemble du cosmos comme n’étant pas différent de la réalité. Non pas que le cosmos soit effacé ou oblitéré. Le cosmos est toujours là et vous le voyez toujours. Les maisons, les arbres, les champs, les hommes et les femmes, le soleil, la lune et les étoiles sont tous là, tout comme avant, mais ils sont maintenant remplis par la réalité. Vous voyez en même temps le cosmos et la réalité, l’un ne fait pas obstruction à l’autre. Vous voyez le cosmos, vous voyez la réalité. Vous voyez la Réalité, vous voyez le cosmos. Le cosmos est la réalité, la réalité est le cosmos. Le rupa est la shunyata, la shunyata est le rupa.

Puis, en second, vient la sagesse-semblable-au-miroir, symbolisée par Akshobhya. Cette sagesse est comme un miroir car, tout comme un miroir reflète tous les objets, l’esprit Éveillé reflète tout : il voit tout, de tout il comprend la vraie nature. Si vous regardez dans les profondeurs de l’esprit Éveillé, vous voyez tout.

Tous les objets du monde se reflètent dans les profondeurs de l’esprit Éveillé, mais l’esprit Éveillé n’est pas affecté par eux, ils ne s’y attachent pas. Si vous prenez un miroir et placez un objet en face de lui, l’objet est réfléchi. Si vous enlevez cet objet et mettez un autre objet en face du miroir, le miroir reflète ce dernier. Quand vous déplacez l’objet, ou quand vous déplacez le miroir, vous voyez que le reflet n’est pas attaché. L’esprit Éveillé est juste comme cela : il reflète mais rien ne s’y attache. Notre esprit, cependant, est très différent. Si vous poursuivez l’illustration, vous pouvez dire que notre esprit est une sorte de miroir, mais que tous les reflets s’y attachent. En fait non seulement ils s’attachent, mais ils se solidifient, ils s’empêtrent tous. Parfois, même, le miroir s’attache à l’objet de telle sorte que vous ne pouvez plus les séparer. En d’autres termes, dans l’esprit Éveillé il n’y a pas de réaction subjective, pas d’attachement subjectif ; il y a une objectivité pure et parfaite – tout comme un miroir réfléchissant tout ce qui existe.

La troisième des cinq sagesses est la sagesse de l’égalité ou de l’identité. Elle est symbolisée par Ratnasambhava. L’esprit Éveillé voit tout avec une objectivité complète. L’esprit Éveillé voit la même réalité dans tout, la même sunyata dans tout, et a donc la même attitude envers tout. Il voit qu’un homme est un homme, qu’une femme est une femme, qu’une fleur est une fleur, qu’un arbre est un arbre, qu’une maison est une maison, que le soleil est le soleil, et que la lune est la lune. Il voit tout cela, mais en même temps il en voit la Réalité commune, et a donc une attitude identique envers tout. L’esprit Éveillé a un esprit égal envers tout. Il y a le même Amour, la même Compassion pour tout, sans aucune distinction ni discrimination. On dit parfois que l’Amour et la Compassion de l’esprit Éveillé tombent sans discrimination sur tous les êtres, sur tous les objets, sur toutes les choses, tout comme les rayons du soleil tombent ici sur les toits d’or d’un palais et là sur une bouse de vache : c’est le même soleil. L’esprit Éveillé brille avec son Amour et sa Compassion sur le grand et sur le petit, sur le « bon » et sur le « mauvais ».

La quatrième des cinq sagesses est la sagesse toute-discriminante. Cette sagesse est symbolisée par Amitabha. Le miroir, nous l’avons vu, reflète également toutes les choses, mais en même temps ne confond ni ne rend flous leurs traits distinctifs : le miroir reflète les moindres détails. Ceci est très important. Ceci signifie que l’esprit Éveillé ne voit pas seulement l’unité des choses, ou seulement leur diversité, mais qu’il voit les deux à la fois.

L’esprit Éveillé, en particulier sous cet aspect de la sagesse toute-discriminante, ne voit pas que l’unité des choses ; il voit aussi la différence entre les choses, leur caractère unique, et il les voit simultanément. Il ne réduit pas la pluralité à une unité, il ne réduit pas l’unité à une pluralité : il voit l’unité et la pluralité.

Le bouddhisme, à un niveau philosophique, n’est ni un monisme, dans lequel toutes les différences sont éliminées, ni un pluralisme, dans lequel toute unité disparaît. Il n’est ni moniste ni pluraliste. Dans la vision bouddhique de l’existence, l’unité n’oblitère pas la différence, la différence n’oblitère pas l’unité. Nous ne pouvons nous empêcher de voir tantôt l’une, tantôt l’autre, mais l’esprit Éveillé voit en même temps l’unité et la différence. Il voit que vous êtes uniquement vous-même, et en même temps il voit que vous tous êtes un. Et vous êtes un en même temps que vous êtes individuellement vous-même. Et en même temps que vous êtes individuellement vous-même, vous épanouissant avec toutes vos particularités, vous êtes tous un. Ces deux choses, l’unité et la différence, le monisme et le pluralisme, ne sont pas des choses différentes ; nous ne disons pas qu’elles ne font qu’un, mais elles ne font pas deux.

Cinquièmement et dernièrement, il y a la sagesse toute-accomplissante, symbolisée par Amoghasiddhi. L’esprit Éveillé se voue au bien-être de tous les êtres vivants. En faisant cela, il conçoit de nombreux « moyens habiles » pour aider les gens. L’esprit Éveillé aide naturellement et spontanément les êtres vivants. Nous ne devons pas imaginer le bodhisattva, ou l’esprit Éveillé, s’asseyant un matin et pensant : « Comment puis-je aller aider quelqu’un aujourd’hui ? Cette personne-là a-t-elle plus besoin d’aide que celle-ci ? Peut-être vais-je aller aider celle-ci aujourd’hui. » L’esprit Éveillé ne fonctionne pas comme cela : il fonctionne librement, spontanément, naturellement.

‘A Guide to the Buddhist path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.

Métamorphoses de l'idée